Et si l’eau de ville était un bien commun ?

Source : Pablo Servigne (Barricade asbl), « Et si l’eau de ville était un bien commun ? » in Bruxelles en Mouvements, “Voix d’eau”, périodique édité par IEB, n°247-248, avril-mai 2011, numéro spécial, pp 52-54

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Les nappes phréatiques ou les zones de pêches sont des biens communs dont la gestion s’avère très complexe, mais pas impossible. Les travaux de la politologue Elinor Ostrom, la première femme à recevoir le Prix Nobel d’économie (2009), montrent que ni les entreprises ni l’État ne sont capables de gérer correctement des biens communs. Seule fonctionne l’auto-organisation de tous les acteurs concernés. Oui, tous les acteurs. Serait-ce une piste pour repenser la gestion de l’eau en ville ?

Autogestion, auto-organisation… Il paraît que c’est démodé. « Le monde a changé les gars ! Réveillez-vous ! Les montres LIP ont été remplacées par des Blackberry ! Ouh ouh ! » Les partisans de la gouvernance verticale ne se lassent pas de ressortir le vieux cliché du soixante-huitard nostalgique…

Effectivement, le monde a changé, mais il est probable que ce changement soit plutôt favorable à l’autogestion. Le monde est devenu si complexe qu’il est désormais difficile pour un pouvoir central et autoritaire de « gérer » les affaires courantes. L’époque est bien à la décentralisation, aux pôles multiples, à la complexité, à l’horizontalité, à la virtualité, aux réseaux, à la rapidité. Mais avant de trouver une bonne méthode de gouvernance autogestionnaire qui profite à tous, il va falloir se creuser la tête.

Une piste de recherche prometteuse, c’est Elinor Ostrom qui nous la donne. Son oeuvre est dense et complexe, et malheureusement seul un livre a été traduit en français [1] (en 2010 alors qu’il date de 1990 !). Même si le monde a évolué en 20 ans, ce livre reste pertinent et stimulant. Mais autant vous le dire tout de suite, il faut retrousser ses manches et mettre les mains dans le cambouis. Il n’y a pas de résumé, ce n’est pas du « prêt à penser » !

« Les usagers sont incapables de s’auto-organiser »

Un bien commun est une ressource renouvelable collective, telle qu’un site de pêche, des étendues d’eau, des prairies de pâturage, des lacs, des océans, des nappes phréatiques, des forêts, des systèmes d’irrigation ou même des connaissances, des logiciels libres ou le réseau Internet. Ce sont des ressources qui d’un côté sont produites continuellement, et de l’autre sont consommées par des personnes qui en dépendent, mais dont l’ensemble du système est bien trop complexe à gérer car il implique un très grand nombre de parties prenantes (ceux qui consomment, ceux qui approvisionnent, ceux qui transforment, etc.).

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Figure : Silke Helfrich, Rainer Kuhlen, Wolfgang Sachs et Christian Siefkes. Biens communs - La prospérité par le partage. Rapport de la Fondation Heinrich Böll, 2009

Traditionnellement, les analystes, économistes et politologues ont pris l’hypothèse que les individus se comportent de manière à maximiser leurs bénéfices à court terme. Ils appellent ce personnage égoïste et rationnel, un Homo oeconomicus [2]. Prenez un groupe d’Homo oeconomicus et donnez leur quelques vaches à chacun-e. Placez tout ce beau monde dans une grande prairie, et observez. Chacun va faire en sorte que ses propres vaches puissent brouter un maximum d’herbe pour faire un maximum de rendement. Le problème, c’est que la prairie ne supportera pas une telle pression et finira par mourir, et tout le monde en souffrira. Profits individuels, pertes collectives, un grand classique. Depuis 1968, on appelle cela « la tragédie des biens communs », une expression célébrissime chez les économistes, inventée par le biologiste Garrett Hardin [3]. C’est bien connu, les gens sont incapables de s’organiser !

A l’époque, Hardin a suggéré qu’il y avait deux solutions : « soit le socialisme, soit la privatisation et la libre entreprise » [4]. Sa vision et son influence ont justifié de nombreuses politiques de nationalisation ou parallèlement contribué à répandre une vision pessimiste et paralysante de la nature humaine… terreau d’un capitalisme triomphant.

Seulement voilà, c’est faux. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que d’un côté beaucoup d’« autorités » (Etats, etc.) accélèrent la destruction des ressources naturelles et de l’autre, nombreux sont les cas où les parties prenantes gèrent correctement leurs ressources eux-mêmes, de manière durable, parfois depuis des centaines d’années. Exemple très simple. Il existe une vaste étendue de steppes au carrefour entre la Chine, la Russie et la Mongolie. Une image satellite a pu mesurer la dégradation des pâtures de chaque côté des frontières. La Chine et la Russie ont historiquement nationalisé la gestion des pâtures, avec pour conséquence une sédentarisation des colonies agricoles. Plus tard, la Chine a privatisé le tout en petites parcelles individuelles destinées à chaque ménage alors que la Russie en a conservé la gestion centralisée. Résultat, près des trois quarts des pâtures russes (État centralisé) et plus d’un tiers des chinoises (petites parcelles privées) ont été dégradés, en alors qu’en Mongolie, qui a conservé son système pastoral itinérant traditionnel basé sur des petites institutions de propriétés de groupe, moins d’un dixième des surfaces a été dégradé [5].

Hors des équations et des bureaux de décideurs, dans la réalité, parfois les gens discutent, s’organisent, et même créent des règles collectives, se récompensent et se punissent mutuellement pour arriver à co-construire un système de gouvernance approprié. D’un point de vue théorique, en postulant que les humains sont faillibles, qu’ils ont une rationalité limitée et qu’ils sont très sensibles aux normes sociales, on arrive à comprendre pourquoi dans certains cas, des collectivités arrivent à gérer de manière économiquement optimale et durable des biens communs en créant des arrangements institutionnels propres.

Essayer de dégager les règles qui font que ces arrangements fonctionnent à partir de l’étude de cas réels, voilà le travail d’Elinor Ostrom. Son équipe a mis en place les bases d’une véritable théorie de l’auto-organisation, en analysant les « systèmes socio-écologiques complexes » dans leur ensemble.

Plonger dans la complexité

Voici très brièvement exposés, les huit principes de base retenus pour un bon fonctionnement de la gouvernance d’un bien commun [6].

1. Il faut clairement identifier les limites du système, ainsi que les parts que chacun peut prélever ;

2. Les règles d’appropriation et de fourniture des ressources doivent être adaptées aux conditions locales (en termes de temps, d’espace, de technologie, etc.) ;

3. Les personnes concernées par les règles peuvent participer au processus de décision ;

4. La surveillance se fait par les appropriateurs [7] eux-mêmes ou par des gens qui rendent compte directement aux appropriateurs ;

5. Une échelle de sanction graduelle est établie pour les appropriateurs qui transgressent les règles ;

6. Les mécanismes de résolution de conflit doivent être bon marché et faciles d’accès ;

7. Les droits des appropriateurs d’élaborer leurs règles et institutions ne doivent pas être remis en cause par des autorités gouvernementales extérieures ;

8. Pour des ressources plus grandes, il faut organiser la gouvernance en multiples niveaux imbriqués.

Plus généralement, il faut aussi veiller à renforcer les structures d’auto-organisation naissantes, toujours prendre les décisions proches du lieu de l’action, c’est-à-dire de la ressource, encourager les systèmes de gouvernance polycentriques et ne jamais proposer une solution unique.

Pour les grandes ressources internationales, leur gestion est encore très problématique et souvent désastreuse. Pensez au thon rouge ou même au climat, leur gouvernance dépend à la fois des institutions internationales, nationales, régionales et même locales... Cependant, pour Ostrom, il faut conserver cette richesse : « la diversité des institutions internationales est aussi importante que la diversité biologique pour notre survie à long terme » [8].

Expliquer toute la théorie d’Ostrom en quelques lignes n’est pas l’objectif de cet article. Il s’agit plutôt d’une invitation à découvrir une pensée nouvelle qui rafraîchirait notre manière de concevoir l’auto-organisation. Et d’inciter les différentes parties concernées par l’eau en ville, citoyens, consommateurs, organismes publics ou privés à s’approprier leur « bien commun », en définir les enjeux et à construire une gouvernance originale et fonctionnelle, une gouvernance… zinneke ! [9]

Notes

[1] Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Etopia/DeBoeck, 2010.
[2] Les prédictions des modèles de l’Homo oeconomicus sont toutefois très souvent validées dans des situations spécifiques de marchés ouverts et compétitifs de sociétés industrielles.
[3] Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, n°162, 1968, p. 1243.
[4] Garrett Hardin, « Essays On Science And Society : Extensions of The Tragedy of the Commons », Science, n°280, 1998, p. 682.
[5] David Sneath, « State Policy and Pasture Degradation in Inner Asia », Science, n°281, 1998, p. 198.
[6] Voir Ostrom, Gouvernance des biens communs. op. cit., p 114.
[7] Ceux qui prélèvent les ressources sont appelés les appropriateurs (les pêcheurs, les éleveurs, etc.), les personnes qui organisent la fourniture de la ressource sont les fournisseurs.
[8] Elinor Ostrom et al. « Revisiting the Commons : Local Lessons, Global Challenges », Science, n°284, 1999, p. 278.
[9] Cet article est une reproduction d’un article intitulé « Une nouvelle théorie de l’auto-organisation » publié dans Le Monde Libertaire (avec accord) et largement inspiré d’un article plus conséquent intitulé « La gouvernance des biens communs » publié en 2010 par le centre Barricade et disponible sur www. barricade.be

Pour aller un peu plus loin, du même auteur : " 6 obstacles à franchir pour penser les biens communs ", Barricade, 2013, www.barricade.be/spip.php ?article523